Contre-insurrection et antiterrorisme : l’ennemi est-il devenu bête ?

Viernes, 29 Noviembre

Contre-insurrection et antiterrorisme : l’ennemi est-il devenu bête ?

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Discussion Publique du Réseau de Sédition Autonome (RSA). Deuxième rencontre pour le cycle de réflexion sur l’impérialisme qui avait été entamé en juin de cette année

 

Alors que l’objectif déclaré de la guerre contre-insurrectionnelle était de rallier à soi la population [et de désolidariser l’ennemi communiste de cette dernière], l’emploi d’une violence aveugle menaçait au contraire de la jeter dans les bras de l’ennemi. [Mais] la guerre de guérilla a toujours posé problème à des grandes puissances régulièrement empêtrées dans des conflits asymétriques. […] Frapper et se replier aussitôt, se rendre insaisissable. Le drone apparaît comme la réponse tardive à ce problème historique : il retourne contre la guérilla, mais sous une forme radicalement absolutisée, son vieux principe : priver l’ennemi d’ennemi. Un partisan confronté à une armée de drone ne dispose plus d’aucune cible à attaquer. […]
[Cette] doctrine du “contrôle par les airs” n’est en rien différente de celle qui motivait la stratégie de bombardements aériens définie par la Royal Air Force, après la première guerre mondiale afin de “désorganiser et de détruire les villages pour contraindre la population locale à adhérer au mandat britannique”. Une politique qui […] s’est soldée par un cuisant échec. […] Ces attaques ont produit exactement le genre d’effets politiques qu’il importerait d’éviter dans [l’intérêt américain], à savoir l’animosité profonde des [populations locales]. […] [Comme le remarque l’officier de renseignement Angelina Maguinness] : “Si le centre de gravité des opérations est la population, et si la population réside, opère, et s’identifie elle-même à la dimension terrestre, il est évidement stupide de penser que les États-Unis pourraient modifier la nature de la guerre contre-insurrectionnelle dans le sens indiqué sans échouer. […] Les insurrections sont, par nature, orientées de façon primordiale vers le sol ; les campagnes contre-insurrectionnelles le sont en conséquence nécessairement aussi.” […]
Le risque serait bien sûr que, dans l’opération [du paradigme aéro-centré de l’antiterrorisme], la stratégie – et la politique avec elle –, aille se perdre dans les nuages. Les partisans de la contre-insurrection par le drone prétendent cependant réussir à échapper aux anciens travers ; et ceci grâce aux progrès de la technologie. […] “L’usage des drones présente tous les traits d’une tactique – ou, plus précisément, d’un élément de technologie – en train de se substituer à une stratégie.” […] En recourant massivement à un gadget technologique en lieu et place d’une véritable stratégie, l’appareil d’État court le risque d’un abêtissement politique accéléré. Il se joue effectivement quelque chose de très profond dans ces débats internes à l’appareil militaire étasunien : rien de moins que la compréhension de la politique.
[…] L’étiquette antiterroriste était surtout utilisée, du fait de ses connotations négatives, à des fins de propagande, en tant que moyen rhétorique pour délégitimer les mouvements insurrectionnels adverses. C’est dans les années 1970, en Europe, face aux actions de la Fraction Armée Rouge et des Brigades Rouges, que l’antiterrorisme s’est progressivement autonomisé pour devenir un paradigme indépendant, fondé sur d’autres principes, en rupture avec le cadre doctrinal classique de la contre-insurrection. Les différences sont notables. Alors que la contre-insurrection est essentiellement politico-militaire, l’antiterrorisme est fondamentalement policiaro-sécuritaire. […] Là où le premier paradigme considère les insurgés comme étant les “représentants de revendications plus profondes au sein d’une société” dont il faut s’efforcer, pour les combattre efficacement, de saisir la raison d’être, le second, en les étiquetant comme “terroristes”, les conçoit avant tout comme des individus “aberrants” des personnalités dangereuses, si ce n’est comme de simples fous, ou de pures incarnations du mal. Ainsi recatégorisées, les cibles ne sont plus des adversaires politiques à combattre, mais des criminels à appréhender et à éliminer. Là où la stratégie contre-insurrectionnelle vise à “mettre en échec la stratégie des insurgés plutôt qu’à appréhender les perpétrateurs d’actes spécifiques”, l’antiterrorisme adopte une démarche strictement inverse : sa logique policière individualise le problème et réduit ses objectifs au fait de neutraliser, au cas par cas, un maximum de suspects.
Là où la contre-insurrection est demo-centrée, l’action antiterroriste est individuo-centrée. Il ne s’agit pas de couper l’ennemi de la population mais de le mettre personnellement hors d’état de nuire : la solution, dès lors, passe par leur traque, un par un, abstraction faite des raisons sociales ou géopolitiques de l’antagonisme qu’ils expriment. Dissolution de l’analyse politique dans les catégories de l’entendement policier. […] Là où la stratégie contre-insurrectionnelle implique, outre la force brute, compromis, action diplomatique, pressions ou accords sous la contrainte, l’antiterrorisme exclut tout traitement politique du conflit. “On ne négocie pas avec des terroristes” est le mot d’ordre d’une pensée radicalement a-stratégique. La chasse à l’homme dronisée représente le triomphe, à la fois pratique et doctrinal, de l’antiterrorisme sur la contre-insurrection. Dans cette logique, le décompte des morts, la liste des trophées de chasse se substitue à l’évaluation stratégique des effets politiques de la violence armée. Les succès se font statistiques. Leur évaluation se déconnecte de leurs effets réels sur le terrain. […]
Le schéma stratégique de la contre-insurrection par les airs s’éclaire alors : dès qu’une tête repousse, la couper. Et peu importe si cette mesure prophylactique a pour effet pervers, dans une spirale difficilement maîtrisable d’attaques et de représailles, de susciter de nouvelles vocations. […] Ce schéma est celui d’un éradicationnisme infini. […] “Mais la kill list ne se raccourcit jamais, les noms et les visages sont simplement remplacés par d’autres.” Prise dans une spirale sans fin, la stratégie d’éradication est paradoxalement vouée à ne jamais éradiquer. La dynamique même de ses effets pervers lui interdit de jamais décapiter une hydre qu’elle régénère elle-même en permanence par les effets productifs de sa propre négativité. Les partisans du drone comme arme privilégiée de “l’antiterrorisme” promettent une guerre sans perte ni défaite. Ils omettent de préciser que ce sera aussi une guerre sans victoire.

Théorie du drone, “La contre-insurrection par les airs”, Grégoire Chamayou, 2013

En lisant ces lignes écrites il y a plus de dix ans, nous n’avons pas pu nous empêcher de faire le rapprochement avec la situation actuelle. Le passage de la stratégie contre-insurrectionnelle au tacticisme antiterroriste est indispensable pour comprendre autant les évolutions de la pratique de l’État sioniste contre la résistance palestinienne que celles de la répression des mouvements sociaux en occident. Il semblerait que les suites du 7 octobre 2023 ainsi que l’émergence d’un mouvement antisioniste international montre que la politique sous-tendue par l’antiterrorisme s’est heurtée à toute vitesse contre ses limites intrinsèques. Tant que le paradigme contre-insurrectionnel était opérant, la résistance palestinienne pouvait compter sur la possibilité de forcer l’ennemi à négocier : la tactique de la prise d’otages a alors pu servir, par le passé, à libérer beaucoup de prisonniers palestiniens. Quant à l’antiterrorisme, couper les têtes une par une n’a pas permis à l’État israélien d’endiguer la résistance palestinienne, alors il lui faut effectuer le passage à la limite, achever son éradicationnisme infini dans sa réalisation nécessairement génocidaire.

Mais à ce stade, la politique sécuritaire dévoile son essence, et la lutte du peuple palestinien entre plus que jamais en résonance avec le monde. Et c’est précisément le fait que l’ennemi se sclérose dans sa victoire qui constitue la puissance stratégique insoupçonnée des soulèvements. À cet égard, le mouvement antisioniste international récent représente justement ce que l’ennemi ne sait pas éviter : « Cette colère et cette radicalisation tendancielle des opinions publiques ne sont pas limitées à la région des frappes : dans un monde globalisé, la violence armée a des répercussions transnationales. Or, la perception largement partagée est celle d’un pouvoir odieux, à la fois lâche et méprisant. Attention aux retours de bâton. » Nous, c’est-à-dire ici “nous” au sens large du parti-pris insurrectionnel en occident, est la limite même de l’antiterrorisme international. Nous sommes le destin de notre ennemi. Et la bêtise de l’ennemi ouvre une profonde possibilité de victoire.

C’est l’analyse de la transformation interne de l’État impérialiste occidental qui a conduit Grégoire Chamayou à parler d’un « abêtissement politique généralisé » de l’ennemi. En relatant une anecdote, « Andrew Cockburn rapporte [que] (Bush donnait en personne l’ordre de tirer sur un convoi de voitures roulant vers Kandahar) [et note] que les retransmissions vidéo en direct donne aux dirigeants politiques un “sentiment extraordinaire – et illusoire – de contrôle direct.” » Il y a là un « exemple d’une confusion complète des niveaux du commandement, où le stratégique se met à s’immiscer jusqu’au plus bas niveau des choix tactiques ». « Plutôt que “l’homme” en général ne perde le contrôle au profit de “la machine”, ce sont ici des opérateurs subalternes qui perdent (encore) en autonomie au profit des échelons supérieurs de la hiérarchie. Une robotisation intégrale renforcerait encore cette tendance à la centralisation de la décision, quoique sous une modalité différente, plus discrète… » L’ennemi ne tâtonne plus de ses mains sales sur les reliefs politiques des situations, et ses yeux hypertrophiés peinent à voir (et même, à concevoir) par delà l’écran de la platitude tactique. Il veut tuer avec ses yeux pour ne plus s’éclabousser avec du sang. On comprendra aussi qu’il ne faut pas se laisser hypnotiser par la brutalité de l’ennemi : cette brutalité n’est que le signe de son abrutissement, c’est-à-dire de son abêtissement.

Enfin, si on peut parler d’abêtissement de l’ennemi, c’est qu’il y a effectivement des faits et des aspects de sa réalité qui le rendent buté : sur le plan formel (sa dépolitisation) comme sur le plan matériel (sa dépendance croissante aux diverses formes de surenchère technologico-sécuritaire), rien ne favorise la réorientation stratégique de l’ennemi. Or, puisque l’Histoire est faite de surprises, il est inévitable que l’ennemi rencontre bientôt un besoin vital pour une réorientation stratégique qui ne peut pas se mettre en place spontanément ou rapidement. De plus, le mouvement antisioniste international a principalement attaqué l’ennemi sioniste sur le plan de la propagande : fragilisé de ce côté, il est incité à s’appuyer encore plus sur son avantage technologico-tactique. Alors que l’ennemi impérialiste occidental dépend, pour que sa doctrine, l’antiterrorisme, soit sans cesse rendue opérante, du maintien en occident d’un compromis de classe impérialiste, le mouvement antisioniste international a à peine commencé à l’abîmer sur le plan de la propagande.

La situation exige donc de nous la formulation d’une proposition stratégique qui rende possible de prolonger et de clarifier la pertinence du mouvement antisioniste au-delà de l’agitation de la jeunesse pour la Palestine. Si l’ordre impérial ne repose plus sur une stratégie, c’est qu’il repose sur l’accumulation de moyens tactiques ainsi que sur le militarisme démocratique du “citoyen”, c’est-à-dire son consentement à l’égard des guerres impérialistes au nom de la démocratie. Les démocraties occidentales ont répondu à la crise des mouvements massifs contre la guerre du Vietnam par la professionnalisation de l’armée et le développement de technologies de guerre à distance, pour faire dépendre l’immunisation des vies nationales sur le massacre des arabes. Une fois qu’on a compris cela, il est facile de comprendre la puissance politique cachée d’un mouvement antisioniste en occident du point de vue révolutionnaire.

Réseau de Sédition Autonome

Fecha y hora: 

Viernes, 29 Noviembre, 2024 - 19:00

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DOC!
26 rue du docteur Potain
75019 Paris
Francia

Ruta e indicaciones: 

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horario de apertura: 

Lundi à 11h, assemblée de chômeurs, chômeuses.